Encore un autre jour.
Je respire doucement. Tout doucement.
J’essaie de soulever la couverture, mes doigts se dérobent.
J’attends. Mon mari va m’aider à me lever et ensuite une dame passera faire ma toilette.
Je regarde mes mains. La peau est ridée, parsemée de tâches brunes. Mes doigts se tordent et ressemblent à des arbres noueux. Ces mains ne semblent plus m’appartenir, elles ne me ressemblent plus.
J’attends. Je passerai ma journée à attendre, à attendre la fin. La fin d’une autre journée.
Comme chaque jour, je fais mes lignes d’écriture pour que mes mains se souviennent qu’elles ont été vivantes. Quelques mots tremblants tracés dans un cahier d’écolier.
« Dimanche 18 novembre. Le soleil est timide ce matin. Ils ont encore annoncé de la pluie. Il fait froid, l’hiver est en avance on dirait. Je n’aime pas le froid. C’est plus difficile d’écrire quand il fait froid. Ce midi, la famille vient à la maison pour l’anniversaire de mes petits-enfants. »
Ils sont à l’heure, ils sont toujours à l’heure. Avant, je n’aimais pas attendre. Aujourd’hui, je ne le peux plus. Alors, ils sont toujours à l’heure.
Les minutes s’égrènent. Le bruit de la télévision et des conversations couvre le cliquetis lancinant de l’horloge. Quand ils seront partis, je l’entendrai de nouveau, le métronome de la vie.
Je regarde mes petits-enfants. Je ferme les yeux et je me souviens d’eux, petits, quand je les gardais après l’école ou pendant les vacances.
« Non, je ne veux pas y aller ! »
« Viens, donne-moi la main. »
« Non, mamie. La mer, ça me fait peur ! »
« Je suis là. Je ne te lâche pas. »
« Promis ? »
« Promis. »
J’ai vu passé dans ses doux yeux, une onde d’inquiétude et puis comme une lueur qui semblait me dire « T’as intérêt à pas me laisser tomber sur ce coups-là ! »
Je lui serrai la main un peu plus fort et courageusement, elle entra dans l’eau.
En ce temps là mes mains me servaient encore… Encore beaucoup.
La semaine, elles tapaient à la machine. Le week-end venu, elles plantaient, retournaient la terre, coupait au sécateur…
Maintenant, c’est mon petit-fils qui s’occupe du jardin à ma place. Il s’en occupe bien. On en a passé des heures ensemble à biner, se piquer les doigts sur les épines des rosiers, déterrer les vers de terre…
Je me rends compte que ces mains si fuyantes aujourd’hui, ont eu du bonheur à guider les miens. Ils sont grands à présent, ils se débrouillent très bien tout seuls, ils n’ont plus besoin de mes mains.
Quand j’ouvre les yeux, les plats ont été débarrassés
« Je savais bien que tu retrouverais de la force pour le dessert ! ». D’un sourire, ma petite-fille efface ce moment suspendu dans le temps.
« Je te coupe ton gâteau ? »
« Je veux bien. »
Elle pose mon assiette devant moi et je sens sa main se glisser dans la mienne, caresser les bribes de vie qui nous unissent.
(texte initialement publié sur voldemag.fr)