C'est une belle soirée au milieu de l'été.
Carole cherche le sommeil mais se perd dans la moiteur de la nuit new-yorkaise. En bruit de fond, la climatisation s'essouffle dans un ronron rassurant. Elle pense à ce présent.
"Le choc des cultures", lui avait-on promis. Amiens/New-York, pas juste un monde mais une vie d'écart. La fuite loin d'une existence où le néant s'accroche. Couper les liens pour s'envoler, se sentir libre, un besoin impérieux d'être.
Là, tout de suite, ce sont ses espoirs qui lentement de délitent dans l'immensité de la ville. Ils fondent, sucre d'une utopie trop vite disparue dans ce café bouillant.
Des désirs de grandeur écrasés par l'étroitesse de la modeste boutique de manucure où elle travaille. Des journées à nettoyer et camoufler le stress et la laideur intrinsèque de ces femmes. Du violet, du rouge, faut que ça brille, que ça se voit. "Manucure, pédicure." Leur regard croise à peine le sien. Et plus vite que ça! Elles calent leur postérieur dans un fauteuil et tendent leurs mains, leurs pieds. Des ongles portés comme des bijoux, des ornements de pacotille pour des femmes new-yorkaises pressées et désargentées.
Elle imaginait autre chose en posant les pieds dans la Big Apple, elle se rêvait styliste... Habiller les stars... hem... Elle habille des extrêmités de doigts de simples inconnues.
Symboliquement, à son arrivée aux Etats-Unis, elle avait visité Ellis Island, lieu d'espoir et de désespoir. Là où tant de gens étaient passés pour se forger un destin différent de celui qui leur était promis. Elle y avait vu le drapeau américain flotter au vent comme un emblème de liberté. En vérité, ici, ces étendards sont en floraison toute l'année, à chaque coin de rue, symbole d'un patriotisme farouche.
Elle s'était brisée les ailes contre ce miroir aux alouettes, comme ces milliers de naufragés d'un système rétissant à intégrer les étrangers. Elle a l'impression de s'être faite broyer par cette machine, l'humain n'est que peu de choses dans cette ville.
Elle se lève, regarde par la fenêtre. New-York City, la ville qui ne dort jamais. Sous ses yeux s'étalent de longues rangées d'immeubles désespérément identiques devant lesquels végètent des gens chahutés par la vie. Trop pauvres pour se soigner, pas assez pour oublier de boire.
Elle se demande si elle ne devrait pas rentrer en France. Quitte à ne pas être à sa place, autant l'être chez soi.
La seule chose qui la retient ici, c'est sa paroisse.
En s'installant à Harlem, un soir de détresse, elle avait poussé la porte d'une église baptiste. Elle avait assisté à une messe comme les touristes le font, l'exotisme religieux à moindre frais. Elle avait été accueillie à bras ouverts, le pasteur avait même remercié le seigneur de lui avoir envoyé une nouvelle âme. Ce n'est qu'ensuite qu'elle avait compris que c'était son argent qu'on appréciait. Après tout, sur le billet de 1 dollar, ne peut-on pas lire l'inscription: "In God we trust". L'argent et Dieu mêlés dans l'infime comme un signe que le sauveur se doit d'être aux côtés des indigents.
Cette première messe l'avait profondément ébranlée.
Alors, elle était revenue, prise par la ferveur de ces croyants harangués par un pasteur habité. "Vous devez cesser de penser avec votre chair et vivre dans la foi. Vous devez cesser de penser avec votre chair et vivre dans la foi. VOUS DEVEZ CESSER DE PENSER AVEC VOTRE CHAIR ET VIVRE DANS LA FOI." Serment asséné de plus en plus vite, de plus en plus fort. Une incantation qui résonne, des fidèles qui, peu à peu, entrent en transe comme pris par ce Dieu qu'on leur promet miséricordieux. Les gens s'unissent autour de ces paroles qui s'élèvent dans l'église. Les yeux se ferment pour aller fouiller son âme puis s'ouvrent brutalement. Les présents semblent dépossédés d'eux-mêmes. Certains crient, d'autres ponctuent les litanies du pasteur par des "amen" convaincus. Les larmes coulent comme une délivrance.
Elle qui se voulait athée, elle avait trouvé ici le réconfort, la vie communautaire qui lui manquait. Dans ses moments d'épuisement, elle sait désormais qu'elle peut s'appuyer sur cette nouvelle croyance, un phare au milieu de cette grande nuit.
En France, elle ne retrouverait sans doute pas cette ferveur. Alors, elle reste. Et prétend encore travailler dans la mode, ce qui n'est qu'une vague amélioration de la réalité, non?
Elle se dit que c'est pour rassurer sa famille mais au fond d'elle, elle s'est déjà avouée la vérité: l'échec est trop douloureux pour être étalée aux yeux des autres. La résignation comme un boulet rivé au coeur.