Il faut descendre à la cave pour le trouver. Au fond de la cave. On peut se diriger à l'oreille si on prête attention. On entend les coups réguliers d'une scie. Dès qu'on pousse la porte, ça sent la thérebentine et la sciure de bois. Des copeaux fraîchement rabotés gisent au sol. L'atelier de mon papi.
"Tu sais que tu n'as pas le droit d'être là?!!"
"Oui, je sais papi." Je le regarde en souriant et m'asseois dans un coin pour ne pas le distraire.
"J'vais encore me faire engueuler par ta mère..."
"Tu as fini l'armoire?"
"J'veux pas t'entendre. Ton armoire avancera mieux en silence."
Je rigole en pensant à une armoire gambadant dans les prés.
Je le regarde, crayon vissé à l'oreille, penché sur son établi. Il a la panoplie complète du travailleur de bois, la casquette en velours, le bleu de travail avec les manches retroussées.. Il caresse tendrement la planche devant lui. Sous ses doigts naissent des meubles. Je trouve cela fascinant. Je ne le sais pas encore mais cette armoire va me suivre encore longtemps puis contenir la vie d'autres personnes.
Papi est menuisier par passion. Son vrai métier, c'est tolier. Il a fabriqué presque tous les meubles de la maison. Ils sont comme lui solides, robustes et élégants. Mais son plus beau cadeau, c'est une balançoire. Une simple planche de bois sur laquelle je passe des heures à rêver et à m'envoler vers ailleurs.
Quand je suis sûre qu'il ne me voit pas, je touche ses outils du bouts des doigts. Je sais qu'il ne me verra pas car il est de nouveau absorbé par son ouvrage. Il chantonne. Des chansons que je ne connais pas. Je crois qu'elles sont encore plus vieilles que lui.
Son atelier c'est la caverne d'Ali Baba, des armoires regorgeant de tournevis, rabots, scies, équerres...Mon papi est tout autant collectionneur que menuisier. La dernière fois que mon père est allé le voir en quête d'une perceuse, il lui a répondu:
"Tu veux laquelle? J'en ai 5."
Oui, cinq perceuses. Mais seulement deux ponceuses.
Moi, mon outil préféré c'est le niveau. Mon papi m'en a prêté un et je m'amuse à vérifier si mon monde va droit.
"T'as ton niveau avec toi?"
"Oui papi." Je sors mon niveau de mon sac à dos.
"Pose-le là, vérifie si l'étagère est droite."
Je pose le niveau et regarde la bulle se stabiliser entre les deux traits.
"Elle est parfaite ton étagère papi."
"Mouais... tu restes un peu, je vais monter la deuxième."
"Oui papi."
Je me remets dans mon coin, mon niveau à la main, tellement fière d'être une vraie bricoleuse.
Après quelques longues minutes, trop courtes à mon goût, mon grand-père me renvoie chez moi.
"C'est l'heure de manger, faut pas que tu sois en retard."
"J'y vais. Tu continueras mon armoire demain?"
"On verra."
"Je passerai pour voir."
"Ben voyons! Et moi, je vais me faire enguirlander par ta mère..!"
Je repars avec en guise de souvenir, de la sciure collée aux chaussure et l'odeur si particulière de chaque bois.
"Tu me feras le plaisir d'enlever tes chaussures et de les nettoyer. Je t'ai déjà dit pourtant de ne pas aller embêter ton grand-père."
"Tu sais maman, mon armoire est presque prête à gambader."
J'ai grandi depuis, mon grand-père ne travaille plus le bois mais l'atelier reste un lieu magique. Quand j'y pénètre, j'ai 10 ans. Je me laisse envahir par les odeurs et les souvenirs affluent. C'est ce qu'il y a de bien avec les souvenirs, on ne les rabote pas...