"Je suis l'océan Pacifique et je suis le plus grand. On m'appelle ainsi depuis très longtemps, mais ce n'est pas vrai que je suis toujours pacifique. Je me fâche parfois, et alors je donne une raclée à tous et à tout." *
Ce soir, le navire se laisse guider par les étoiles, le ciel enfin clément. Il glisse sur moi lentement porté par les vents du sud. Par delà le frisson des vagues, le capitaine aperçoit enfin le phare, gardien de tous les maux. Oui, enfin. La traversée a été longue depuis La Valette.
Le navire jete l'encre et l'équipage goûte un repos bien mérité. La lune, à son zénith, éclaire le pont vidé de toute vie, à l'exception du lieutenant Hernandez qui veille. Qui devrait veiller... Les longs mois en mer l'ont épuisé. Je le berce doucement.
Abandonné à ses rêves, il ne voit pas arrivé le frêle esquif qui accoste le long de la coque. Il n'y a qu'un moyen pour monter à bord du vaisseau, une étroite échelle de corde. Un homme se hisse à bord, on aperçoit sa silhouette et un poignard qui étincelle. Le lieutenant Hernandez n'a pas eu le temps de crier.
Une lueur d'amusement et d'ironie brille dans le regard de l'assassin. Il va prendre le contrôle du navire et devenir ce qu'il mérite d'être : un grand capitaine.
Cet homme se sent tout puissant. Ignare. Je n'aime pas son arrogance. Moi seul suis maître de ce qu'il se passe sur mes flots.
L'homme se glisse dans la cabine du capitaine et lui réserve le même sort qu'à son lieutenant. Dans les entrailles du bâteau, il ne sent pas les premières bourrasques de vent. Les vents se font de plus en plus forts. Je me soulève doucement et fait rouler des vagues. Les premières viennent s'écraser contre la coque sans provoquer de dommage. Le navire est solide. Mais il ne me résistera pas. L'écume des vagues vient à présent lècher le pont du bâteau.
L'équipage, réveillé par le tangage trouve le lieutenant gisant à son poste de guet.
"Mettez les chaloupes à la mer ! Il faut qu'on rejoigne le port !"
Le vieux Slutter a bien compris que j'étais en colère.
Je ne leur laisse pas le temps de réfléchir, les vagues déferlent sur eux. Ils trébuchent, se relèvent, s'accrochent aux rambardes du pont, avancent tant qu'ils le peuvent vers les chaloupes.
Je me déchaîne. Le mât se brise et les voiles pendent tels des fantômes dans la nuit.
Je ne les laisserai pas survivre. Une vague plus forte que les autres vient transpercer la coque.
Je me gargarise des cris de terreurs de ces hommes qui pensaient pouvoir me dompter. Jamais, on ne m'a domptée. Je choisis qui peut survivre sur mes eaux.
Le bâtiment chavire et tout doucement sombre dans un abîme sans fond. L'équipage enfièvré par la peur s'accroche à ce qu'il reste du navire, des débris de bois, débris de fortune.
Je suis la mère de leurs rêves insensés.
Je suis l'amer de leur rêves brisés.
Ce texte fait partie d'un jeu d'écriture dont l'idée a été lancée par Lactimelle: une chaîne de personnages attribués d'un participant à l'autre. Emilie a été ma marraine, mon personnage était Corto Maltese.
Ma filleule est Lactimelle. Voici les autres participants à lire : Fifi, Venise, Sohan, fraise, Venise , Greg (cliquez sur les noms pour accéder à leur site)
* La citation vient de l'album "l'album de la mer salée", un tome de la série de Corto Maltese d'Hugo Pratt.